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Points de non-retour [Quais de Seine]

© Christophe Raynaud-de-Lage

Texte et mise en scène Alexandra Badea – à La Colline Théâtre National.

C’est une belle écriture qui replace la mémoire face à l’Histoire et qui traite des périodes sombres de la France et de la colonisation, dans un triptyque intitulé Points de non-retour. Le premier volet, Thiaroye, présenté à la Colline en septembre 2018, traitait du massacre de dizaines de tirailleurs sénégalais – anciens prisonniers de guerre rapatriés dans un camp militaire de la périphérie de Dakar qui demandaient leur solde, en 1944 – et mettait en scène Nora, documentariste radio, reprenant le travail commencé par un de ses amis, brutalement disparu.

Le second volet, Quais de Seine, parle des relations franco-algériennes, longtemps restées taboues car inavouables. Deux histoires s’y croisent. La pièce débute par l’écriture d’une lettre, en avant-scène, dans un espace de clair-obscur où les mots s’affichent sur un écran : une jeune femme faisant fonction de narratrice (Alexandra Bodea), demande des précisions à celle qu’elle a un jour rencontrée dans un café et dont le récit de vie lui semblait proche du sien. Le scénario se bâtit autour du mal-être de Nora et de sa vraisemblable tentative de suicide (Sophie Verbeeck), de ses vertiges au sens propre comme au figuré, au moment de traverser la Seine, Pont Saint-Michel. Tétanisée par des angoisses qu’elle ne sait pas nommer, par des images qui  s’entrechoquent, elle bute et ne peut avancer. Pour tenter de comprendre, elle finit par accepter de se faire accompagner par un thérapeute (Kader Lassina Touré). Avec lui elle reconstitue le puzzle de son enfance à travers l’histoire de son père et de ses archives, après sa mort.

Séparé de sa mère venue en France alors qu’elle était très jeune, son père ne l’a pas élevée et a refait sa vie. Elle découvre des séquences du passé familial où les couples mixtes sont montrés du doigt et comprend en même temps le fil des événements politiques qui opposaient l’Algérie en quête d’Indépendance et la France. Des coupures de journaux et des notes de son père lui montre la violence des événements du 17 octobre 1961 qui ont opposé sur les quais de Seine une manifestation d’Algériens pacifistes à la police, menée par le préfet Papon, qui les a violemment réprimés, arrêtés, fait torturer et froidement assassiner jusqu’à jeter des manifestants dans la Seine, par-dessus bord. Elle découvre l’humiliation et la violence, ici et là-bas. Ses grands-parents, présents, avaient été arrêtés.

Une seconde histoire s’enchevêtre au récit premier, celle d’Irène (Madalina Constantin), fille de pieds noirs et de Younes (Amine Adjina), algérien, ami d’enfance depuis Sétif où ils sont nés, avec lequel elle s’enfuit en France et dont elle attend secrètement un enfant. Irène et Younes sont en fait les grands-parents que Nora n’a jamais rencontrés. On suit le fil narratif de leur vie en France : les difficultés identitaires auxquelles ils font face dans ce contexte de guerre entre les deux pays, la complexité du sentiment amoureux dans un cadre bi-culturel, leur engagement pour la libération de l’Algérie, la disparition de Younes et l’arrestation d’Irène, lui interdisant d’élever leur enfant.

Le spectacle nous mène de l’espace intime d’Irène et Younes à la prison, dans un va et vient permanent entre passé et présent. Les images des deux femmes, Nora et Irène, se fondent l’une dans l’autre tandis que l’image du demi-frère de Nora se superpose à celle du père absent. Surélevé, l’espace de jeu est au début espace clinique avec lit métallique et chaise où Nora exorcise son passé dans l’échange avec son thérapeute (scénographie et costumes de Velica Panduru). Apparaît ensuite le passé, derrière un voile qui marque la distance temps, et la nécessité pour Nora de se protéger d’un passé qu’au demeurant elle cherche, pour mieux s’en délivrer – l’espace privé d’Irène et Younes, la montée dramatique des événements politiques, portée par la narration, la métaphore de l’abattoir – (création sonore Rémi Billardon). C’est simple et épuré, porté sobrement par les acteurs, tous binationaux. La fiction donne une esquisse de ce que furent réellement ces événements historiques sur lesquels l’auteure a travaillé à partir de témoignages, archives de presse, fragments de rêves et d’utopie, elle a le mérite d’interpeller la mémoire coloniale (lumières Sébastien Lemarchand, assisté de Marco Benigno).

Née en Roumanie, Alexandra Badea a débuté ses études théâtrales à Bucarest et les a achevées en France où elle est arrivée en 2003. Elle a demandé sa naturalisation dix ans plus tard et, à partir de là, s’est interrogée sur les zones d’ombre de son pays d’adoption. Elle s’est investie dans l’écriture dramatique, écrit aussi des fictions radiophoniques, des courts-métrages et a publié un roman, Zone d’amour prioritaire, adapté en 2013 pour le Festival d’Avignon et mis en scène par Frédéric Fisbach. Sa langue d’écriture est le français. Sa pièce, Pulvérisés, montée en 2014 par Jacques Nichet et Aurélia Guillet, avait obtenu l’année précédente le Grand Prix de Littérature Dramatique.

Alexandra Badea prépare le troisième volet de sa trilogie Points de non-retour qui clôturera ce travail sur la mémoire et la transmission, sur la parole libérée et notre rapport au monde. L’Ile de la Réunion en sera le contexte. Et comme l’écrit l’exégète, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre, Olivier Neveux, dans son récent ouvrage Contre le théâtre politique : « Oui, tout est politique… En un mot : politique est le théâtre. »

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2019

Avec : Amine Adjina, Younes – Madalina Constantin, Irène – Kader Lassina Touré, le thérapeute Sophie Verbeeck, Nora – Alexandra Badea – voix Corentin Koskas et Patrick Azam. Dramaturgie Charlotte Farcet – scénographie, costumes Velica Panduru – lumières Sébastien Lemarchand, assisté de Marco Benigno – création sonore Rémi Billardon – collaboration artistique Amélie Vignals, assistée de Mélanie Nonotte – régie générale Mickaël Varaniac-Quard – construction des décors Ioan Moldovan / Ateliers Tukuma Works – direction de production, diffusion Emmanuel Magis (Anahi) assist. de Barbara de Casabianca et Leslie Fefeu – Le texte est publié chez L’Arche éditeur.

Du 7 novembre au 1er décembre 2019, mercredi au samedi 20h, mardi 19h, dimanche 16h. La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

Spectacle créé le 5 juillet 2019 au Festival d’Avignon – En tournée : du 4 au 7 décembre 2019, Comédie de Béthune – les 22 et 23 janvier 2020, le Lieu Unique, Nantes – le 3 février 2020, le Gallia Théâtre, Saintes – le 6 février 2020, Scène nationale d’Aubusson – du 12 au 14 mai 2020, Comédie de Saint-Étienne – le 1er juin 2020 au Sibiu International Theatre Festival/Roumanie.